
Par Isabelle Backouche, historienne, et Joël Ambroggi, éditeur
La cathédrale de Paris, dressée au milieu de la Seine comme un vaisseau amiral, s’est réinventée à travers les âges pour arriver jusqu’à nous. Son carillon rythmait la vie des Parisiens au Moyen Âge, et c’est à Notre-Dame que le général de Gaulle a célébré la libération de Paris le 26 août 1944.
Retour sur une histoire tumultueuse avec l’historienne Isabelle Backouche, auteure du carnet des Guides Bleus « Paris au fil de la Seine dévoilé ».
Maurice de Sully est évêque de Paris depuis 1160 quand il décide de remplacer sa vieille église Notre-Dame. Construite en 528, celle-ci ne répond plus à l’expansion démographique de la capitale et ne reflète pas son dynamisme économique. Le roi, le clergé, les nobles sont mis à contribution, même les pauvres gens cotisent. En 1163, le pape pose la première pierre d’un édifice dont Maurice, pendant 33 ans (jusqu’à sa mort), surveille la construction. Il faudra 70 ans à la cathédrale pour sortir de terre. Au final, l’édifice mesure 128 m de long pour 48 m de large sur les transepts, tandis que les deux tours culminent à 79 m. La voûte abriterait sans peine un immeuble de onze étages !
Au fil des ans, on peaufine la cathédrale : le transept s’allonge, des chapelles sont ajoutées. Surtout, on consolide : de magnifiques arcs-boutants de 15 m de volée forment une véritable forêt autour de Notre-Dame. Sous Louis XIV, la mode n’est plus au gothique : les peintures murales disparaissent sous un badigeon, et pour laisser pénétrer la lumière, les vitraux du XIIe siècle sont remplacés par des verres blancs, bordés d’un liseré bleu et jaune.
Symbole de la toute-puissance, de la religion et de la monarchie, Notre-Dame est pillée pendant la Révolution. Les objets en métaux précieux sont fondus et transformés. Les statues des rois de la façade principale s’écrasent sur le parvis : depuis toujours, ces 28 souverains du royaume de Juda passaient pour des rois de France. En 1791, les 20 cloches du carillon sont transformées en canons. Seul en réchappe le bourdon Emmanuel, enfermé dans la tour sud. Son fa dièse résonne pour les événements majeurs de la vie de l’Église ou de la nation. Coulé sous Louis XIV, on raconte que les femmes de toutes conditions avaient jeté leurs bijoux dans le bronze en fusion, d’où la pureté de son timbre. Il pèse 13 tonnes et son battant 500 kg.
Tour à tour Notre-Dame devient temple de la Raison, entrepôt des vins de la République… Sauvée in extremis par l’arrestation de Robespierre, le 27 juillet 1794, elle aurait sans doute été vendue pour servir de carrière de pierres. Le 2 décembre 1804, Napoléon choisit la cathédrale pour se faire couronner empereur. Rendu au culte deux ans plus tôt, l’édifice est dans un piteux état comparé à la solennité de l’événement ! Pour masquer les dégâts les plus importants, on ajoute des tapisseries, des tentures… Napoléon est le seul souverain français à choisir la cathédrale de Paris pour cette cérémonie : peut-être une façon de signaler qu’une page se tourne, puisque ses prédécesseurs se faisaient sacrer à Reims ?
Intérieur de la cathédrale Notre-Dame de Paris pendant le sacre de Napoleon Ier, aquarelle vers 1804, détail. © Leemage / Photo Josse
Lorsque Victor Hugo publie Notre-Dame de Paris en 1831, le roman prend des allures de plaidoyer pour la conservation des monuments anciens et pour restituer sa splendeur à Notre-Dame. Prosper Mérimée est alors inspecteur général des Monuments historiques. Armé d’un important financement, il charge l’architecte Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc de ce sauvetage à partir de 1845. Ce dernier, animé par la vogue du romantisme et amoureux du Moyen Âge, se lance dans la quête d’une cathédrale médiévale qui n’a probablement jamais existé. L’architecte raccommode les lésions de l’édifice, remplit les endroits mutilés sur le modèle des parties authentiques ou en empruntant à d’autres monuments.
La flèche aujourd’hui effondrée avait été dressée par Viollet-le-Duc à la croisée du transept en 1857. Elle dominait l’édifice à 93 m du sol et pesait 750 tonnes ! Sur les quatre arêtes étaient installées les statues de cuivre des douze apôtres qui descendent, trois par trois. Il s’était représenté lui-même sous les traits de saint Thomas portant une équerre, comme contemplant son œuvre. Chaque groupe était conduit par un évangéliste, identifiable grâce à la figure qui le précède : le lion pour Marc, le bœuf pour Luc, l’aigle pour Jean et l’ange (ou l’homme) pour Mathieu. Les 16 statues, déposées pour restauration peu avant l’incendie, l’auront échappé belle !
« Le marché aux pommes, quai de l’Hôtel-de-Ville », par Émile Guillier (vers 1879). © Leemage / Photo Josse
Le coq-girouette, ajouté en 1935, a été retrouvé dans les décombres de l’incendie. Il contenait trois reliques inestimables : une de saint Denis, premier évêque de Paris ; une de sainte Geneviève, qui défendit Lutèce contre les Huns en 451 ; et un fragment de la couronne d’épines du Christ. Saint Louis avait acheté cette couronne à l’empereur de Constantinople au XIIIe siècle, en même temps que du bois de la vraie Croix. Le prix payé par le roi de France pour acquérir ces reliques de la Passion, ajouté à celui de la châsse pour les contenir, fut deux fois supérieur aux frais de construction de la Sainte-Chapelle !
La cathédrale a traversé les siècles en restant l’emblème du cœur originel de Paris. Jusqu’au XXIe siècle, Notre-Dame s’est chargée de cette force émotionnelle d’identification, des Parisiens et des visiteurs, à la ville. L’édifice qui a été abîmé le 15 avril n’est pas celui qui avait été construit au XIIe siècle : il y a eu des remaniements, notamment ceux du XIXe siècle, mais il y a toujours eu une forme de permanence. On savait que Notre-Dame était un bâtiment du Moyen Âge ET du XIXe siècle. La reconstruction de la cathédrale après l’incendie va ajouter une étape supplémentaire à sa mutation à travers les âges mais l’aspect extérieur du bâtiment subsistera, et c’est l’essentiel.